Larry est un être humain, et donc un animal social. Oui, enfin presque. L'humain étant un animal social, Larry est fréquemment intégré de force dans cette sociabilité qu'il n'a jamais réclamée. Cela ne signifie pas qu'il rêve d'ermitage et de déserts humains propices au recueillement et à l'épanouissement intérieur, mais plutôt qu'il regrette d'avoir si souvent donné son numéro de téléphone et son adresse. Ceci dit, il sait que son problème ne se réduit pas à un numéro et une adresse, qu'il pourrait changer. Qu'il a déjà changés plusieurs fois, même. Non, le problème, c'est sa propension à laisser son espace vital se faire envahir. Il 'a pas un sens du territoire particulièrement développé, pourtant. Et il ne voit aucun inconvénient à ce qu'on squatte son chez-lui, son lit, sa salle de bains... Il grogne à peine quand quelqu'un inonde son placard d'affaires insolites, vide son frigidaire ou occupe ses WC. Tant que personne ne s'avise de sonner. Ce petit bruit stressant est une chose très agaçante qui lui fait serrer les dents aussi systématiquement qu'un chat feule quand on lui marche sur la patte. Aussi est-il préférable de s'annoncer si l'on souhaite lui parler de la pluie et du beau temps. Il est même permis de fouiller l'appartement de fond en comble s'il n'est pas visible au premier coup d'œil. Tout, sauf la sonnette. Quand au téléphone... Écrivez lui, ce sera plus simple. Il trouvera aisément le temps de vous répondre dans les plus brefs délais et fera des pages même s'il n'a rien à vous dire. Dans la mesure ou vous voudriez le recruter, n'essayez en aucun cas de le convaincre à votre cause! En effet, toute tentative de persuasion sur sa personne est perçue comme une offense. Une insulte même. Quand on demande les services d'un honnête citoyen, on commence par lui promettre un salaire. Après, au bout de plusieurs versements, vous pourrez essayer d'en faire un volontaire. Vous n'y arriverez pas, mais au moins vous ne risquerez plus rien. En effet, si le jeune Larry peut adopter votre point de vue avec crédibilité, c'est dans le seul espoir de se débarrasser d'une argumentation longue et fastidieuse. Ce n'est donc pas parce qu'il semble convaincu qu'il va décider de vous aider. Il vous aidera sûrement même plus facilement si vous n'essayez pas de le convaincre.
D'autre part, Larry est un habitué du déni. Il affirme souvent le contraire de ce qu'il pense, réclame l'inverse de ce qu'il voudrait, et ronchonne quand on lui obéit au pied de la lettre. Quoi qu'à la réflexion, il ronchonne si on lui obéit tout court. Avoir du pouvoir ou de l'influence sur ses semblables n'a jamais fait partie de ses ambitions et s'il peut prêter allégeance à n'importe qui il ne supportera pas qu'on lui confie des responsabilités de groupe. Dans ces circonstances, lui demander de vous aider à choisir votre papier peint n'est pas en option. Sauf si vous voulez choisir entre différentes nuances de rouge et que vous prenez soin de préciser que le choix est anecdotique.

Larry N. Way est né le mauvais jour, au mauvais endroit et à la mauvaise époque. Soit. Mais était-ce une raison pour lui faire passer une batterie de tests heureusement négatifs avant de l'envoyer suivre ses études aux États-Unis dès l'âge de 15 ans? La prédestination, il n'y a jamais cru. Comment voulez-vous croire d'honorables charlatans qui vous affirment les yeux dans les yeux que vous serez le leader d'une armée efficace, que vous lutterez pour le bien et que vous mourrez brûlé? Et après ça, on s'étonne que le jeune Way ne soit ni mutant, ni connu, ni riche, ni rebelle, ni marié ou autres projets parentaux. Oui, son père aurait voulu qu'il soit mutant, mais il ne l'est pas et en est plutôt content. Son père a beau avoir une influence relative au Royaume Uni, il doute de sa capacité à protéger un mutant, fut-il son fils. Si on excepte le détail du gène mutant à la fois bien caché et bien pratique (l'idéal inatteignable en somme), les Way ont le fils qu'ils ont rêvé en la personne d'Abraham Calvin Way, leur fils cadet. Quant à Larry, les exigences familiales étant toutes comblées par son frère, il avait fini par espérer avoir la paix. C'était sans compter sur les amis de la famille, et sur la famille elle même.

Sous couvert d'équité, Larry fut contraint d'intégrer le même lycée que son petit frère (qui avait rattrapé ses deux ans d'écart en travaillant un peu et en parlant beaucoup avec les bonnes personnes). Cela ne l'aurait que peu dérangé si le lycée en question ne s'était pas trouvé aux États-Unis. Enfin, en petit garçon sage il décida de faire ce qu'on lui disait en essayant d'éviter qu'il y ait trop de casse. Seulement se faire dicter sa conduite par son frère lui tapa assez rapidement sur le système et, sans qu'il s'en rende compte immédiatement, il se mit à éviter autant que possible le petit génie.
Il dut tout de même intervenir à plusieurs reprises pour éviter à Abraham des ennuis bien mérités, en particulier lorsque ce dernier décida de s'enrôler dans une milice anti-mutants interne à l'établissement. Ce qui était inutile puisque les mutants n'y étaient pas admis. En revanche, le petit groupe zélé se vit confronté à un autre groupe constitué de bagarreurs et qui n'aimaient pas beaucoup la surveillance aussi excessive qu'injustifiée exercée sur leur petite personne.

Si cela s'était arrêté là, Larry aurait été plutôt content, mais son frère semblait avoir décidé de s'enrôler dans autant d'associations farfelues, indiscrètes et dangereuses que possible. Dont une ayant pour but d'infiltrer des mutants dans l'établissement (très logique) afin de le faire fermer quelques jours, une prônant le port d'armes, une dont le signe de ralliement était le vernis à ongles carmin et quelques autres.
Larry ne protesta pas et ne jugea pas les engagements abracadabrants de son cadet: il voulait juste une paix relative. Cette paix, il l'obtint en redoublant et en choisissant d'autres études que son frère. Son diplôme de traducteur en main, il rompit tout contact avec sa famille et déménagea, ce qui n'est pas le signe d'un profond traumatisme mais juste la preuve qu'il n'avait plus rien à leur dire et ne souhaitait pas continuer à jouer le petit héritier modèle.

A partir de ce moment, il commença à craindre le retour en jeu de sa petite famille et devint pour ainsi dire légèrement paranoïaque. Ce qui se traduisit par une méfiance naturelle envers les offres d'emplois trop bien payées, et des techniques anti-promotion très efficaces. Dès qu'il commençait à gagner du galon quelque part, il redoutait de recevoir une lettre parentale, ce qui le fit changer plusieurs fois d'adresse, de numéro de téléphone et de métier. Il finit par atterrir à Achaea, ou il espérait bien ne plus jamais entendre parler d'ambitions et de pouvoir. Le dernier métier dont il ait démissionné était un poste de vendeur dans un vidéo-club que le propriétaire voulait lui céder pour se consacrer à la musique. Larry n'étant pas de cet avis, la mention « vendeur » vint s'ajouter à son CV.

CV qui, pour être de plus en plus long, ne l'aidait pas à trouver sa place. Finalement, c'est sur un coup de tête qu'il décida de devenir plus-ou-moins prof, à cause d'une simple question: puisque les mutants ne sont pas admis dans les écoles, comment apprennent-ils à lire, écrire, compter et coudre? Il devait bien y avoir des familles mutantes suffisamment riches pour essayer de fournir à leurs enfants un semblant de scolarité, à l'aide de cours particuliers par exemple. Et pour les autres? D'après les informations, il y avait de plus en plus de mutants. Et d'après les lois qui s'appliquaient à eux, ils devaient être de moins en moins bien formés.
Au hasard, il laissa dans le journal une annonce proposant des cours du soirs en précisant ses diplômes, le prix, et que les mutants étaient priés de verser une caution supplémentaire. Il s'attendait à ce qu'il n'y ait aucun candidat: les humains n'aimant pas se mêler aux mutants et les mutants ne devant pas apprécier l'idée de se faire donner des cours par un humain suffisamment indélicat pour leur faire payer une caution. Il fut donc surpris que trois personnes lui téléphonent pour renseignements. Oui, il avait bien envoyé cette annonce. Oui, il était humain, diplômé, et apte à enseigner. Non, la caution n'était pas élevée, il s'agissait d'une simple précaution (qu'il aurait qualifiée de dérisoire s'il n'était pas sensé faire preuve de professionnalisme). Sur les trois personnes, deux se présentèrent le lendemain: deux adolescents à l'air méfiant qui vinrent sonner à sa porte avec insistance.

En fait de cours, Larry dut supporter chez lui un long débat sur le droit à l'éducation, les Droits de l'Homme en général et la « discrimination mutante ». Il ne tarda pas à décrocher et, quand l'un des deux lui demanda s'il comptait fonder une école pour mutants, il commença à perdre patience.
Après leur avoir expliqué qu'il était uniquement professeur, sans histoires et ne voulait que travailler en paix que ce soit avec des humains, des mutants, des extraterrestres ou mêmes des pieuvres (quoi qu'il redoute quelques problèmes de communication avec la dernière espèce), il essaya de reprendre le fil de ce qui fut un cours de littérature. Les deux gamins reprirent leur débat de plus belle, l'insultant au passage. Il les mit dehors vers minuit en leur rendant leurs chèques respectifs.
Le jour suivant, ils avaient ramené 3 copains, 2 copines, des cahiers et de l'alcool. Larry tenta vainement de faire cours tandis que les sept ados abordaient le thème de la discrimination à l'embauche, puis décida de les laisser seuls. Cette fois, il prit les chèques en guise de paiement pour occupation de son domicile.

Au bout d'une semaine, il parvint à leur imposer une heure, puis deux de travail strictement scolaire. Suivies d'éternelles discussions qui ne pouvaient pas se faire ailleurs « parce que vous savez on n'a pas le droit de se réunir comme ça normalement ».
Depuis maintenant trois mois, Larry cumule donc un emploi de secrétaire-traducteur inhabituellement bien payé et un travail non déclaré d'enseignant. Il a emménagé dans un appartement plus grand, d'où la nécessité d'un emploi mieux payé, pour pouvoir héberger les sept philosophes lorsque ceux-ci décident de dormir sur place. Non, il ne compte toujours pas construire une école. La seule idée de la paperasse que cela nécessiterait lui donne le vertige et il n'est pas sûr que tout ça soit bien légal. Mais il n'a pas le cœur de laisser tomber ces cours du soirs, tout en sachant que cela ne les aidera pas à gagner leur vie, ni à se faire accepter, ni même à sauver leur peau dans le cas ou quelques timbrés s'en prendraient à eux. Bien sûr, on ne peut pas dire qu'ils soient sans défenses, mais ce ne sont que des enfants.
Ce ne sont que des enfants. Son seul argument si on le dénonce.
Il n'en est pas encore au point d'allumer un cierge pour qu'on le tire de ce pétrin mais pas loin.