Fin de journée [Jared]

[Mardi 8 septembre, aux environs de 17h]

Rachel rentrait de l'école, soulagée que la journée se soit enfin terminée. Non pas que le lycée soit particulièrement désagréable, en fin de compte. C'était réconfortant dans un sens de retrouver ces mêmes bâtiments, ces mêmes têtes connues, cette routine un peu rassurante. Elle estimait qu'elle avait des professeurs assez compétents dans l'ensemble, et sa classe comportait juste vingt-cinq élèves, ce qui était bien plus agréable que la surchargée de quarante personnes qu'elle avait eu l'an dernier. Pas tellement de motifs de se plaindre, donc. Juste cette solitude écrasante, terrifiante, qui la tenaillait depuis la mort de Raphaël et d'Elisa.

Elle pensait l'avoir bien supporté, globalement. Cela avait été dur, mais elle y avait gagné en maturité aussi. Elle se sentait plus forte qu'avant. Plus seule, aussi. Il y avait un creux dans sa vie qu'elle mettrait du temps à combler. Heureusement pour elle, son caractère positif l'aidait à aller de l'avant, et elle savait qu'elle finirait par s'en sortir. Mais pour l'instant, elle avait du mal à affronter le lycée, bien qu'elle soit loin de sa phobie scolaire de début de collège. Sa famille était là pour l'aider. Elle savait ainsi que quoi qu'il arriverait, elle ne serait jamais toute seule. Les habitants du Powerhaus se mettraient en quatre pour la soutenir, et cette pensée était immensément rassurante.

Rachel arrivait justement au bar, descendant la petite déclivité, qui traçait son chemin entre les arbres jusqu'à l'entrée de l'établissement. Niché au coeur de cette végétation, le Powerhaus était presque invisible, ce qui renforçait encore son côté « refuge ». Sa vue réconforta un peu Rachel. Là-dedans c'était son univers, son confort, sa sécurité. Retrouvant sa bonne humeur, elle poussa la porte du bar qui s'ouvrit dans un tintement, un joyeux sourire aux lèvres.

-Bonsoir maman !

Flavia Bosk leva la tête et répondit au sourire de sa fille. Elle reposa le crayon de papier qu'elle tenait à la main et fit le tour du bar pour aller serrer Rachel dans ses bras.

-Alors, comment ça s'est passé ? Raconte-moi tout.

Rachel n'avait pas envie d'entrer dans les détails ou d'inquiéter outre mesure sa mère, aussi choisit-elle d'épurer un peu la réalité. Elle espérait que Flavia n'y verrait que du feu, et qu'elle ne la presserait pas de questions.

-J'ai passé une très bonne journée ! Je sens que je vais être à l'aise dans ma classe, et les cours sont intéressants.

Elle aurait voulu développer un peu plus, mais ne trouvait pas vraiment quoi rajouter. La journée avait été on ne peut plus classique, et même avec beaucoup d'enthousiasme, il était difficile d'en dépeindre un portrait plus éclatant. Heureusement, Flavia se contenta de cette réponse. Sa fille n'étant pas spécialement loquace, elle était habituée à ce qu'elle se montre plutôt concise dans ses rapports de journées.

La gérante du Powerhaus alla ramasser la feuille qui traînait sur le bar et l'agita sous le nez de sa fille.

-Tu vas avoir du mal à la croire, mais je suis motivée pour aller faire les courses. J'ai même fait une liste.

-C'est en effet à marquer dans les anales, répondit Rachel sans ironie, habituée au manque de passion et d'organisation de sa mère pour ce genre de corvées.

-C'est ça, moque-toi ! En attendant, ça serait adorable que tu restes là pour surveiller le bar pendant mon absence. Je n'en aurais pas pour longtemps, et Allan se repose à l'étage si tu as besoin de quoi que ce soit.

Tout en parlant, elle avait enfilé une veste et prit ses clés de voiture. Les deux femmes se saluèrent, et Flavia quitta le Powerhaus, faisant tinter la clochette de la porte.

Restée seule, Rachel enleva lentement son pull et alla le poser ainsi que son sac de cours dans le bureau de sa mère. Elle songea un instant à monter prévenir Allan qu'elle était rentrée, mais s'il se reposait, elle ne voulait pas prendre le risque de le réveiller ou de le déranger. De plus, abandonner le bar ne serait-ce que quelques minutes lui répugnait au plus haut point. Elle était trop consciencieuse pour manquer à la tâche que sa mère lui avait confié. Même si cette dernière s'était absentée pour peu de temps, et qu'il y avait peu de chance qu'il y ait foule au Powerhaus.

Le premier mouvement de Rachel fut d'aller rallumer le juke-box, lançant une playlist en aléatoire. Enveloppée dans le son entraînant de l'appareil, elle trottina avec satisfaction jusqu'au bar. Décidant qu'elle avait bien mérité une petite douceur après sa journée de travail, elle se prépara un mélange de jus de fruits. Sa mère avait une sacrée technique pour faire de délicieux cocktails, et avait initié Rachel à quelques-uns de ses secrets. Cependant, même si la jeune fille avait déjà seize ans, Flavia refusait catégoriquement qu'elle touche à la moindre boisson alcoolisée. Obéissante, Rachel restait confinée au rayon des sirops et des jus de fruits, et honnêtement, ne s'en plaignait pas trop.

Elle posa le grand verre sur le bar et observa le dégradé de couleurs qu'elle avait réussi à créer. Elle plongea une longue touilette en bois à l'intérieur, et mélangea légèrement les différents jus, créant des arabesques colorées. Elle s'amusa ainsi quelques secondes avant de se résoudre à savourer sa boisson, assise sur l'un des tabourets du bar.

Lorsque la clochette tinta, elle se leva brusquement, comme une enfant prise en faute. Ne sachant pas quoi faire, elle resta plantée là, observant avec appréhension le nouvel arrivant, avant de reconnaître Jared. Cela ne calma pas sa gêne, en fait. Elle avait beau connaître l'homme depuis quelques temps, et le voir souvent en qualité d'ami de son père, elle devait avouer qu'il lui faisait un peu peur. Elle le trouvait très impressionnant, et ne savait jamais comment réagir en sa présence. Il s'était pourtant toujours montré gentil avec elle, mais elle n'arrivait pas à se défaire de la légère crainte qu'elle éprouvait.

-Mon.. monsieur Nar'Soll ! Bonjour.

Rachel s'efforça d'avoir l'air à l'aise, bien qu'elle se doutait que le résultat devait être assez peu convainquant. Elle triturait la manche de son haut, se demandant comment elle devait le saluer. Après moultes hésitations, elle décida de rester à sa place et d'attendre sa réaction. Saisie d'un regain de courage, elle écrasa sa timidité et s'efforça d'enchaîner avec le plus d'aisance possible.

-Comment allez-vous ? ajouta-t-elle, faisant preuve d'une politesse élémentaire.

Et comprenant qu'elle n'arriverait pas à enchaîner un seul mot supplémentaire sans bafouiller, elle se tut.

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Une chaleur étouffante prit Jared à la gorge ; il descendit la volée de marches menant à l’appartement de Sèverine Nault, son amie et amante des dernières années et s’arrêta au beau milieu du trottoir. Hier encore, il avait passé la fin de soirée et la nuit en sa – oh combien – agréable compagnie. Dîner romantique en tête à tête, suivit d’un film romantique – qu’il avait détesté sans oser l’avouer à Sèv – suivit, bien entendu, par des ébats mouvementés dans le lit moelleux de la demoiselle. Le second des Mutants Hostiles ne put s’empêcher de sourire au souvenir de ces évènements. Cela lui arrivait de plus en plus souvent de passer du temps avec la belle, délaissant un peu son mentor Chow. Ce dernier était plus taciturne ces temps-ci, comme perdu dans ses pensées complexes, et ne semblait pas avoir remarqué les absences prolongées de son second. Jared en profitait donc pour passer du bon temps. Les derniers mois avaient été assez calmes. La canicule qui régnait n’aidait pas, bien sur, mais néanmoins, nul énergumène de l’Apocalypto ou de tout autre groupe anti-mutant n’était venu ennuyer le fumeur compulsif qu’il était. Il allait rouiller, à force de ne plus bouger autant !

Il extirpa son paquet de cigarettes et son zippo de sa poche et s’en alluma une, dont il tira une longue bouffée. Sous un bras, il trimballait un carnet de croquis et un coffre à crayons. Ses yeux verts observèrent un moment le ciel bleu, cherchant un quelconque nuage porteur de pluie. Aucun en vue à des milles à la ronde… Seulement le soleil, déjà haut dans le ciel, signe qu’il était plus de midi. Il secoua doucement la tête, un mince sourire aux lèvres. Après tout, cette chaleur était la température normale d’Achaea. Sauf qu’il ne s’y était jamais totalement habitué, même après quelques années sous ce soleil de plomb. Dire qu’il lui faudrait traverser une partie du désert pour se rendre à la ferme plus tard aujourd’hui… Il secoua de nouveau la tête et poussa un soupir. Jared Nar’Soll baissa les yeux et observa les passants. Rien d’anormal, tout le monde marchait tranquillement en direction de tel endroit ou de tel bâtiment. Jared nota la présence de quelques touristes, aisément reconnaissables à leur souffle difficile. Pour ceux peu habitué à une telle chaleur, le simple fait de respirer devient pénible. Le nez se déssèche, les poumons se rétractent, on s’épuise à cherche de l’air. Un sourire étira le coin de ses lèvres un moment, puis Jared écrasa sa cigarette sous son talon et se mêla à la foule dense, désireux de changer un peu d’espace.

Il se mit à marcher au même rythme que les passants. Il n’avait rien à faire d’important aujourd’hui, et le reste pouvait bien attendre. Il observa les gens qui défilaient autour de lui, certains traînant des valises et des paquets, d’autres sirotant une boisson fraîche ou lichant une glace. Vanille ou chocolat ? Haussement d’épaules de la par du mutant et un sourire amusé par une question si banale. D’autres gens attendaient le bus ou un taxi, s’allongeaient à l’ombre des arbres d’un parc pour trouver la fraîcheur… Ils semblaient trouver cela normal, habituel, Jared les sentait familiers de ce genres d’attentes interminables. Et ils l’étaient ! Lui-même avait acquis une bonne résistance à la chaleur, mais il n’était pas comme eux, loin s’en faut. Patient oui, très, mais l’oisiveté, s’écraser à ne rien faire même par une chaleur torride, non. Il alluma une nouvelle cigarette et accéléra le pas, s’enfonçant plus avant dans cette marée humaine.

Le temps s’écoula rapidement et Jared se retrouva lui aussi assis sur un banc de bois, deux heures plus tard environ. Devant lui, posé sur ses genoux, son carnet à dessin. Dans sa main droite, un crayon virevoltait habilement et traçait des traits rapides et précis. Le paysage qui lui faisait face, soit des arbres et des gens, prenait peu à peu vie grâce à son talent de dessinateur. Il resta assis ainsi un moment, une heure peut-être, et quand son dessin fut terminé, il referma son carnet. Puis il se leva et repris sa route en sens inverse.

Le soleil tapait déjà moins fort et la chaleur était moins accablante. Deux heures et quatre cigarettes plus tard, Jared était de retour à l’appartement de Sèverine. Sachant son amante partie au travail, il ouvrit la porte avec sa clé et entra. Il prit une douche rapide et se changea avant de ressortir et de barrer la porte derrière lui. Il voulait passer au Powerhaus voir Flavia, Walter et Jackson, puisqu’il n’y était pas allé dernièrement. Les soirées en leur compagnie lui manquaient. Ne restait plus qu’à espérer qu’ils soient là. Oh, il aurait pu leur téléphoner, mais Jared n’avait aucune mémoire pour les chiffres et il n’aimait pas tout ce qui touchait à la technologie. Téléphones, ordinateurs, internet et tous ces machins, il n’y comprenait rien. Pas faute d’avoir essayé ; Walter avait tenté à plusieurs reprises de lui expliquer leur fonctionnement, mais Jared ne retenait absolument rien. De toute façon, ça ne l’intéressait pas.

Il se dirigea vers sa vieille bécane, une TTR 600 de Yamaha de l’année 2002 qui aurait due se retrouver à la casse longtemps auparavant. Par un miracle de mécanique, Jared arrivait à la maintenir en état et à la faire rouler. C’était tout ce qui lui importait : qu’elle puisse l’amener du point A au point B. Il ouvrit le coffre se trouvant sous le siège et prit son casque, qu’il mit avant d’enfourcher la moto. Il la fit démarrer et laissa le moteur rouler un moment. Puis il s’infiltra dans le trafic et se dirigea vers la sortie de la ville. Une heure plus tard, il prit la sortie menant vers le Powerhaus et vérifia s’il n’était pas suivit avant d’accélérer. La forêt se découpait plus loin, véritable camouflage pour le bâtiment abritant le bar clandestin. Il descendit bientôt la pente et aperçut enfin le Powerhaus, niché entre les arbres, quasiment invisible pour qui ne connaissait pas son existence. Le mutant pensa soudain au jeune Sven et se demanda ce qu’il devenait. Cela faisait quoi, trois-quatre mois, qu’il ne l’avait pas vu ? Au moins, oui. Sven avait déniché le bar par ‘’hasard’’ avait-il dit, quoique avec l’aide d’une amie mutante. Jared savait que même avec de l’aide, trouver le Powerhaus n’était pas chose aisée. Sven y avait été guidé pour rencontrer les habitants du bar, pour voir une autre facette de l’existence des mutants. Et il avait été servi : Flavia, Jackson, Walter et la jeune Rachel avaient accueuillis le jeune mutant avec bienveillance. Jared l’avait aussi un peu aidé dans le maniement de ses dons, mais il aurait aimé faire plus…

Jared s’extirpa de ses pensées et gara sa moto à son endroit habituel. Il laissa son casque sur le siège et se dirigea vers l’entrée. La clochette au-dessus de la porte annonça son entrée. Une musique entraînante venait du juke-box, un air qu’il connaissait mais dont il ignorait le titre. Et derrière le comptoir, la jeune Rachel le dévisageait avec un air inquiet. Jared ne put s’empêcher de faire un grand sourire en la voyant ainsi, les yeux écarquillés de surprise, comme une gamine prise en faute. Son regard balaya la salle avant de se reposer sur la jeune fille, qui le salua d’une voix un peu effrayée.

-Mon.. monsieur Nar'Soll ! Bonjour.

Jared voyait bien qu’elle essayait d’avoir l’air à l’aise, mais le résultat n’était pas très probant. Il savait que Rachel était nerveuse d’être pour la première fois seule avec lui, même s’il était l’ami de son père et qu’elle le connaissait depuis quelques années. Il ne s’en formalisa pas. Il l’aimait bien, cette adolescente timide. Plus encore depuis qu’il avait découvert qu’elle était mutante, comme ses parents. Son intérêt envers elle avait grandi. Il l’observa jouer avec la manche de son chandail un moment, comme si elle ne savait pas comment réagir. Ce qui était probablement la cas, connaissant sa gêne. À sa grande surprise, elle enchaîna avec une seconde phrase, lui demandant comment il allait, avant de s’enfermer de nouveau dans le silence.

- Je vais bien, merci. Et toi, Rachel, ça va ? Au fait, combien de fois devrais-je te dire de m’appeler Jared, comme tout le monde ? Monsieur Nar’Soll ! Non mais ! J’ai vraiment l’air si vieux que ça ?

Il agita un doigt dans sa direction, un grand sourire lui mangeant le visage. Il s’approcha du bar en quelques enjambées et se laissa tomber avec souplesse sur l’un des bancs, un peu en diagonale de Rachel. Il la connaissait assez que s’il lui faisait directement face, elle se fermerait comme une huitre. Il extirpa ses cigarettes et son feu puis s’en alluma une nouvelle avant de déposer le tout devant lui. Il reprit la parole :

- Pourrais-tu me préparer un whisky ? La bouteille rouge avec l’étiquette noire, juste là. Avec quelques glaçons, s’il-te-plait. Nous n’avons pas eu le plaisir de parler depuis longtemps, toi et moi. À dire vrai, je ne crois pas que nous ayons vraiment parlés en tête à tête, je me trompe ? Commençons alors, qu'en dis-tu ? Dis-moi donc comment va l’école. T’es-tu fait des copains ? Tu te rappelles de Sven, le blondinet d’il y a quelques mois ? Je crois qu’il va à la même école que toi… L’as-tu vu là-bas récemment ? J’ai justement pensé à lui plus tôt…

Il attendit qu’elle lui prépare son verre puis en but une longue gorgée. Il le déposa devant lui et parcourut une nouvelle fois la salle du regard.

- Il n’y a personne à part toi ? J’aurais cru que tes parents et Jackson seraient ici…

Il ne savait pas quoi ajouter. Il savait que s'il la bombardait de questions, comme il savait si bien le faire parfois, elle serait trop gênée pour répondre. Déjà qu'il l'intimidait en étant gentil avec elle, qu'en serait-il s'il l'interrogeait en bonne et due forme ?

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Jared se montrait ouvertement amical avec elle, la grondant gentiment de l'appeler "monsieur". Rachel lui était reconnaissante, bien que toujours autant intimidée par cet homme. Même avec cette attitude décontractée et souriante, elle trouvait qu'un charisme presque effrayant se dégageait de lui. Elle avait beau l'apprécier et l'admirer, le résultat était là : elle avait toujours aussi peur de lui. Restait maintenant à ne pas le montrer, à se raisonner en se persuadant que sa crainte était irrationnelle, et tenter d'avoir l'air aussi à l'aise que lui. Désemparée, Rachel comprit qu'il s'agissait là d'une mission perdue d'avance. Réalisant qu'il lui avait posé une question, elle s'empressa d'y répondre, la voix ondulante et mal assurée.

-Oh, oui, ça va très bien, merci. Excusez-moi, je suis vraiment désolée, je ne voulais pas vous vexer, Monsieur Na... Monsieur Jared.

S'excuser pour tout et n'importe quoi, même quand il n'y avait absolument pas lieu d'être ou qu'elle n'y était pour rien était un de ses tics. Cela exaspérait même souvent son père qu'elle commence les trois quart de ses phrases par un "désolée". Surtout que là, elle savait bien que Jared plaisantait, en plus. Mais elle n'avait pas pu s'en empêcher. De toute façon, elle était bien incapable de l'appeler par son prénom. C'était une familiarité qu'elle ne pourrait jamais appliquer avec un homme pareil ! Avec le "monsieur" devant, cela passait... A espérer que Jared n'allait pas faire une nouvelle remarque sur le sujet.

L'homme s'installa sur un banc non loin du comptoir, pas tout à fait en face de Rachel, qui le remercia mentalement pour la délicatesse, même si elle était involontaire. Ne pas l'avoir juste dans sa ligne de vision la détendrait un peu. Il lui demanda de plus de lui servir à boire, ce dont elle s'occupa avec empressement, heureuse d'avoir quelque chose à faire pour s'occuper les mains, et de ne plus être obligée de fixer le bout de comptoir devant elle en se demandant si elle allait finir par avoir le courage de lever les yeux. Elle débarrassa le verre vide dans lequel elle s'était servie son petit cocktail maison, puis alla chercher la bouteille qu'il lui avait indiqué. Du whisky ? Elle aurait pourtant juré qu'il avait sa bouteille de rhum attitré... Elle avait dû se tromper. Bref, elle lui prépara sa boisson, versant l'alcool dans un verre auquel elle ajouta quelques glaçons. Elle tendit la main vers les petits parapluies décoratifs, et se ravisa en se souvenant à qui elle avait affaire. Puis elle contourna le comptoir pour aller poser sa boisson devant Jared.

Pendant qu'elle préparait le verre, il fit remarquer que cela faisait longtemps qu'il n'avait pas parlé en tête à tête. Ce n'était rien de le dire... En fait, Rachel se demandait si ce n'était pas la première fois qu'ils se retrouvaient seuls tous les deux, chose qui ne la rassurait pas des masses. Jared la connaissait bien, il ne devait pas s'attendre à des miracles de locacité de sa part. Elle se voyait très mal se répandre dans un discours sur ses problèmes personnels, d'autant plus qu'il ne devait poser la question que par pure politesse. Elle se contenta donc d'une réponse banale, courte et concise.

-Ca se passe bien à l'école, merci. Je suis justement rentrée aujourd'hui, donc je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer beaucoup de monde, mais ça viendra.

Elle était bien optimiste sur le sujet, mais bon... "Tu t'es fait des copains", elle avait l'impression qu'il lui parlait comme à une élève de maternelle et non pas à une lycéenne. Mais elle pouvait difficilement lui en vouloir, elle faisait si jeune et immature, et le fait qu'elle ait presque deux années d'avance perturbait aussi. Enfin, il essayait juste d'être gentil, du moins le pensait-elle.

A l'évocation de Sven, Rachel ne put s'empêcher de rougir jusqu'aux oreilles, et se retourna brusquement pour aller remettre la bouteille de whisky à sa place, priant pour que Jared ne l'ait pas vue. Elle prit quelques secondes à trifouiller les différents récipients de l'étagère, le temps que ses joues retrouvent une couleur normale, avant d'oser de nouveau faire face à l'homme.

-Sven ? Non, je ne l'ai pas croisé... Enfin, pas encore sans doute.

Le jeune homme lui avait fait forte impression, et lui laissait un souvenir agréable. Il était gentil et aimable... Elle aurait bien aimé le revoir. Elle espérait qu'il tente de prendre contact avec elle. De son côté, même si elle le croisait au lycée, elle se sentait bien incapable d'aller lui adresser la parole. Pourvu qu'il ne l'ignore pas si jamais ils se rencontraient... Elle en serait très blessée.

Pendant que Jared savourait son verre, elle attrapa un chiffon et se mit à briquer une tâche imaginaire sur le comptoir, juste histoire de s'occuper les mains et de ne pas rester bêtement là à observer l'homme siroter son whisky. Il lui demanda si elle était seule, et elle interrompit sa tâche pour secouer la tête.

-Non, Allan est à l'étage, il se repose. Maman est partie faire des courses, elle ne devrait pas en avoir pour longtemps. Et papa travaille par contre.

Quoique, à cette heure de la journée, il devait y avoir beaucoup de monde sur les routes autour de la ville. Flavia avait vraiment mal choisi son moment pour sortir... Rachel se doutait qu'elle avait attendu le retour de sa fille pour qu'elle tienne le bar à sa place. Elle l'imaginait fort bien s'énerver toute seule dans les embouteillages, et se retenir pour ne pas sortir et dégager les voitures à l'aide de sa force surnaturelle.

Elle laissa tomber le chiffon et leva les yeux vers Jared, avant de détourner le regard en rougissant, incapable de le regarder en face. A la place, elle contempla le bord du comptoir et passa un doigt dessus, nerveuse.

-Voulez-vous que j'aille chercher Allan ? Il sera certainement content de vous voir.

Même si elle dérangeait le vieux mutant au milieu d'une sieste, elle ne doutait pas une seconde qu'il serait ravi de descendre voir son ami.

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Jared savait que Rachel, malgré le fait qu’elle l’ait vue de nombreuses fois et qu’il ait toujours été absolument poli, courtois et amical avec elle, le craignait un peu. La pauvre petite était intimidée par sa présence, sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit. Oh, elle essayait de le cacher de son mieux, l’hostile le voyait bien, mais pour quelqu’un comme lui, aussi entraîné à remarquer les émotions chez les autres, elle aurait aussi bien pu trembler de tous son corps, pour la différence que cela ferait. Jared ne montra en aucune façon qu’il avait remarqué cela, autant pour la mettre le plus à l’aise possible que pour ne pas lui dévoiler son véritable talent à ce jeu. Après un moment, Rachel sembla se reprendre un peu et lui répondit. Sa voix, par contre, était toujours aussi hésitante et mal assurée. Depuis qu’il la connaissait, elle n’avait pas changé du tout dans ce domaine. La petite lui assura qu’elle allait bien et – encore – s’excusa de l’avoir appelé Monsieur Nar’Soll, pensant qu’elle l’avait vexé. Il en fallait énormément plus que cela pour le vexer réellement. Rachel l’appela finalement Monsieur Jared, ce qui le fit sourire d’amusement. Monsieur Jared ! Et puis quoi encore ?

Toujours à s’excuser, la petite Rachel. Même quand c’était inutile et qu’il n’y avait rien à pardonner. Jared comprenait que Walter s’exaspère là-dessus. C’en était désolant, en fait. Presque toutes les phrases qu’elle prononçaient était ponctuées d’un « excusez-moi » ou d’un « désolée ». Ne pouvait-elle pas s’en empêcher ? Il fallait croire que non… Au moins Jared comprenait qu’elle ait du mal à l’appeler par son prénom. Trop familier, certainement. Il comprenait. Il faudrait donc qu’il se contente d’un Monsieur Jared, bien que cela risquait de le faire rire plus d’une fois – et faire rougir la petite par la même occasion – avant qu’il ne s’y habituel. Tant pis. Cela devrait faire l’affaire.

Jared prit l’initiative de s’asseoir à quelques bancs de distance de la jeune fille, sachant que cela la mettrait plus à l’aise et l’intimiderait moins. Peut-être en tout cas. Rien n’était moins sûr. Rachel s’activa un moment, apparemment heureuse de faire autre chose que fixer le comptoir. Jared comprenait, encore une fois : il avait un regard profond et intimidant, et même s’il arrivait parfois à le cacher, elle le connaissait assez pour savoir qu’il n’était pas n’importe qui. Jared vit qu’elle avait tendue la main vers les petits parapluies décoratifs, mais qu’elle avait décidée de ne pas en mettre un dans son verre. Excellent geste ! La petite lui servit son verre de whisky et il vit qu’elle était étonnée qu’il ait demandé ça. Tout ceux du Powerhaus savaient qu’il appréciait tout particulièrement le rhum – il avait même sa bouteille personnelle ! – mais de rares fois, il aimait bien varier un peu et la seule chose qu’il appréciait hormis le rhum, c’était le whisky. Ceux qui affirmaient qu’il y avait peu de différence étaient des idiots. Il prit une gorgée, savourant l’alcool. Quoique… oui, il préférait le rhum tout compte fait.

Sa réflexion pendant qu’elle préparait le verre sembla énerver un peu la jeune fille, dans le sens inquiétant du terme. Car c’était effectivement la première fois qu’ils se retrouvaient tous les deux en tête à tête. L’hostile savait que la conversation allait surtout être pour lui, Rachel étant bien trop gênée – et intimidée - pour s’ouvrir à lui. Pourtant, Jared aurait aimé qu’elle lui parle de son pouvoir. Ça, ça l’intéressait vraiment. Ses problèms personnels, l’école, tout ça, ce n’était que banalités à ses yeux. Ininteressants détails. Son don, par contre… Rachel lui répondit.

-Ca se passe bien à l'école, merci. Je suis justement rentrée aujourd'hui, donc je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer beaucoup de monde, mais ça viendra.

Jared savait qu’elle disait ça pour se rassurer elle-même. Il savait que la jeune fille avait du mal à se lier aux autres, à créer des liens. Sa gêne presque maladive était un problème. Il espérait qu’elle avait raison et qu’elle se ferait beaucoup d’amis, là-bas. Sa question avait certes été… enfantine, oui, peut-être trop même. Après tout, la fille des Bosk avait quand même 16 ou 17 ans aujourd’hui, même si parfois elle en paraissait moins. Il espéra qu’elle ne lui en voudrait pas de lui avoir posé la question d’une telle manière. Lorsqu’il évoqua Sven, le blondinet avec qui elle s’était si bien entendu, Jared fut amusé – et surpris ! – de la voir rougir jusqu’aux oreilles. Il le remarqua juste avant qu’elle ne se retourne pour ranger la bouteille de whisky, mais également pour masquer sa réaction. Rachel se mit à fouiller parmi les récipients de l’étagère, les déplaçant inutilement pour cacher sa gêne et que ses joues retrouvent une teinte normale. Ensuite seulement, elle se retourna et lui parla, mais toujours sans le regarder directement dans les yeux :

-Sven ? Non, je ne l'ai pas croisé... Enfin, pas encore sans doute.

Apparemment, Sven lui avait tapé dans l’œil ! L’hostile le comprenait ; il était le premier mutant de son âge environ qu’elle rencontrait et il était gentil, aimable, poli. Beau garçon aussi. Jared ne doutait pas qu’elle aurait aimé le revoir au moins une fois. Le jeune homme allait au lycée, peut-être le même que celui où Rachel allait. Il y avait de bonnes chances que ce soit le cas ; alors peut-être se croiseraient-ils là-bas. Jared l’espérait pour elle, en tout cas. Et il savait, même si Sven ne l’avait pas dit en ces termes, que lui aussi avait bien aimé sa rencontre avec Rachel et que lui aussi aurait aimé la revoir.

Perdu dans ses réflexions, Jared savoura son whisky tranquillement pendant que Rachel avait pris un chiffon et mettait à frotter le comptoir déjà immaculée. Avec Flavia, sa mère, tout était toujours – ou presque – immaculé et propre. Outre sa force surhumaine, le ménage et la propreté était deux de ses grandes forces. Mais la cuisine battait tout le reste. Oui, en quarante huit ans de vie, jamais Jared n’avait rencontré une aussi bonne cuisinière. Oh, il y avait bien Antoine, lui aussi ami des gens du Powerhaus, et excellent cuisinier, mais c’était un homme. Meilleurs cuisiniers ? Flavia pour les femmes, Antoine pour les hommes, s’amusa-t-il à répéter, laissant seulement percer un petit sourire sur son visage, qu’il tenta de cacher en avalant une nouvelle gorgée de whisky. La petite interrompit sa tâche pour lui dire qu’elle n’était pas seul ; Jackson était à l’étage, se reposant. C’était normal, ça aussi ; le vieil homme avait quoi ? Soixante dix-neuf, quatre-vingt ans ? Au moins, oui ! Un peu de repos ne doit jamais faire de mal, à cet âge là.

Rachel ajouta que sa mère était partie faire des courses – surprise ! Flavia faisant des courses ? -, qu’elle reviendrait bientôt et que Walter, comme Jared s’y attendait, travaillait. De drôles d’images apparurent dans l’esprit de Jared : Flavia soulevant une voiture s’étant mise dans SON stationnement et la virer sur le capot, Flavia brisant le panier d’épicerie, irritée par la file d’attente à la caisse, Flavia arrachant la portière d’un type qui l’a insulté sur la rue… et certaines autres tout aussi coquasses. Flavia était la meilleure femme qui soit – gentille, amicale, douce – mais certainement pas douée de patience pour ce genre de choses ! Jared ne put s’empêcher de rire, juste après que Rachel lui eut demandé s’il voulait qu’elle aille chercher Allan, disant qu’il serait heureux de le voir. La jeune fille leva l’espace d’une seconde son regard vers lui, avant de se détourner, les joues rouges. Incapable de le regarder en face, la fille de Flavia et de Walter se mit à passer son doigt sur le bord du comptoir, nerveuse.

Jared savait que le vieil homme serait heureux de le voir, c’était chose certaine ! Tout deux s’entendaient comme larrons en foire, parfois trop bien même. À dire vrai, le vieil homme était probablement le seul – bien que Jared se doutait que Flavia avait des doutes – à savoir qui Jared était réellement. Surtout grâce à son don, à dire vrai. Allan Jackson, bien qu’aveugle, pouvait voir quasiment mieux qu’un voyant. Mais surtout, il pouvait voir les auras des gens et dire s’ils mentaient ou non lorsqu’ils parlaient. Hors, Jared n’avait pas toujours dit la vérité aux habitants du Powerhaus et le vieil homme le savait. Et il s’était tu. Par amitié ou respect, peut-être, bien que Jared n’en soit pas absolument certain. Quoi qu’il en soit, Jackson savait qu’il était plus que ce qu’il affirmait être, son pouvoir beaucoup plus puissant aussi, même s’il ne pouvait pas savoir que Jared était en fait le Second des Mutants Hostiles. Et il n’avait rien dit aux autres, gardant tout cela pour lui seul. Jared le respectait énormément pour ça, presque autant qu’il respectait Chow. En plus, Jackson s’était toujours révélé d’une grande sagesse et ses conseils étaient toujours justes. C’était un homme à connaître et Jared était heureux qu’il soit dans sa vie.

- Non, laisse Allan dormir, Rachel. J'irais le voir plus tard ; pour le moment, c’est à toi que j’ai envie de parler… Et ne t'inquiète pas pour mon nom : il n'y a pas d'offense. Monsieur Jared, ça peut aller, bien que je trouve cela étrange...

Le fait qu'il veuille lui parler, à elle, allait mettre la jeune fille mal à l’aise, il le savait à l’avance. Déjà qu’elle le craignait, il espérait juste qu’elle ne paniquerait pas à rester encore un moment avec lui. Mais Jared avait envie d’en savoir plus sur son pouvoir mutant. Il l’avait déjà vu à l’œuvre, notamment lors de la fameuse soirée où ils avaient tous rencontrés Sven, mais il ne savait pas ce qu’était réellement son don. Cette nuit-là, l’effet avait été étonnant : non seulement avait-elle sauvée Jackson d’une mort presque certaine – le vieil homme avait été pris pour cible par un des hommes de l’Apocalypto et aurait reçu plusieurs balles de fusil – mais son pouvoir, d’une façon qu’il ne parvenait pas à comprendre, avait fait dévier les balles loin du viel homme et de tout habitant du Powerhaus. Comment s’y était-elle prise ? Il ne savait pas et comptait bien le lui demander. Mais auparavant, il Jared voulait son rhum habituel. C’était sans conteste bien meilleur !

- Tu avais raison, je préfère le rhum. Tu veux bien m’amener ma bouteille personnelle ?

Il attendit qu’elle lui ait apportée sa bouteille puis il la remercia avant de remplir son verre à nouveau. Une gorgée et il poussa un soupir de bien-être.

- Aaaah ! Il n’y a rien de meilleur que du rhum ! Lorsque tu auras l’âge, tu essaieras, Rachel. Juste pour voir… En attendant, je voudrais discuter de ton pouvoir avec toi. Ça fait un moment déjà que je cherchais un moyen d'aborder le sujet avec toi. C'est peut-être le moment... Alors, j’ai déjà vu ce qu’il peut faire, mais je ne saisis pas de quoi il s’agit exactement. Par exemple, la nuit où Sven est arrivé ici par accident, disons, tu as sauvée Allan d’une façon étrange. Les balles ont déviées loin de lui et de tout habitant ou client du Powerhaus qui étaient présents. Comment expliques-tu ça ?

Jared se tut, sachant qu’il n’avait – encore une fois – pas commencé la conversation de la bonne façon. Il se reprit :

- Bon, je sais que ça fait beaucoup de questions d’un coup, mais je suis curieux. J’aurais dû commencer par te demander ceci : accepterais-tu d’en parler avec moi ? Je comprendrais que tu ne veuilles pas ; tu as peur de moi – avec raison je dois dire, car je suis dangereux – et tu ne me fais pas confiance. Ou pas totalement en tout cas. J’espère au moins que tu sais que je tiens beaucoup à cet endroit. À tes parents, à Jackson et à toi, Rachel. S’il vous arrivait du mal, je ne me le pardonnerais pas, jamais. Je sais que ta mère serait capable de vous défendre adéquatement et que Jackson et ton père peuvent voir arriver à l’avance toute personne qu’ils n’ont jamais vues, mais si danger il y avait, toi aussi tu devras être capable de te défendre. Pourquoi je te dis tout ça ? Pas parce que j’espère que ça arrive – c’est le dernier de mes souhaits – mais parce que je veux t’offrir de t’aider à développer ton pouvoir, comme j’ai un peu aidé Sven. C’est toi qui décide…

Il prit une nouvelle gorgée de rhum, savourant sa boisson favorite, puis alluma une cigarette. Il déposa son briquet et son parquet de cigarette sur le comptoir devant lui et observa Rachel, qui semblait réfléchir à ses questions et à sa proposition. Que choisirais-t-elle ?

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Jared s'était mis à rire, et Rachel imagina que c'était sans doute parce que lui aussi avait eu quelques images mentales de Flavia faisant les courses. Bien que le rire de l'homme avait quelque chose de plutôt inquiétant à ses yeux – bah, il fallait qu'elle arrête de se faire des idées aussi, c'était quand même loin d'un « mouhahahaha ! » méphistophélique - elle comprenait totalement son amusement face à cette situation. Sa mère avait parfois tellement l'allure d'une super-woman qu'il était difficile de l'imaginer dans les petites situations quotidiennes de sa vie, doublé du fait que son caractère ne comprenait nullement la patience au rang de ses qualités. Mais il fallait bien réapprovisionner le bar en denrées consommables, et Flavia était la seule à qui pouvait revenir cette tâche. Walter travaillait et il était impensable de demander à Allan de s'en acquitter ! Rachel avait déjà passé son permis, mais Flavia la trouvait encore trop jeune pour l'envoyer faire les courses à sa place. Encore une marque de la surprotection parfois un peu trop présente de sa famille envers elle... Enfin, cela ne la gênait pas spécialement, elle était quand même assez libre de faire ce qu'elle voulait, et elle considérait ça comme des marques d'affection de ses proches. Et à vrai dire, cela l'arrangeait, elle préférait largement s'occuper du bar pendant l'absence de sa mère que d'aller s'enquiller dans un supermarché rempli de tout un tas de gens, dans lequel elle aurait certainement paniqué si elle s'était retrouvée toute seule. En tout cas, elle afficha elle aussi un petit sourire timide en pensant à sa mère. Dommage qu'Allan soit trop fatigué pour s'occuper du bar et qu'elle n'ait pas pu accompagner Flavia, cela aurait sans doute aidé à canaliser son agacement.

Quoiqu'il en soit, elle avait déjà laissé tomber son chiffon et s'était apprêtée à partir chercher Allan, persuadée que Jared allait lui demander de voir le vieil homme. Après tout, c'était sans doute la raison pour laquelle il était venue. Il avait beau apprécier Rachel, enfin peut-être, difficile d'en être sûre, toujours est-il qu'il préférait probablement la compagnie d'Allan à celle d'une jeune fille de seize ans.
Mais à sa grande surprise, Jared lui dit de laisser le vieux mutant tranquille, et annonça qu'il voulait lui parler à elle. Rachel, prête à monter les escaliers pour gagner l'étage où résidait la famille Bosk, s'immobilisa et retourna prestement à sa place, comme une gamine prise en faute. Lui parler à elle ? Mais en quoi elle pouvait l'intéresser ? Inquiète et curieuse à la fois, elle ne dit rien et attendit qu'il précise sa pensée. Au lieu de cela, il lui demanda d'apporter sa bouteille de rhum habituelle. Il avait dû se rendre compte de son étonnement quand il lui avait demandé du whisky. Obéissante, elle prit la bouteille de whisky et la remplaça par la bouteille de rhum fétiche de Jared, et remit l'autre à sa place.

L'homme savoura sa boisson avec un plaisir évident, lui disant qu'il faudrait qu'elle goûte quand elle aurait l'âge requis. Pas avant cinq ans donc, si on prenait en compte l'âge légal ! Mais peut-être que ses parents lui feraient goûter avant. Peut-être pas du rhum, trop fort, mais de l'alcool plus doux. Comme sa mère, Rachel était gourmande et appréciait les bonnes choses, et ne doutait pas qu'elle aimerait autant l'alcool de qualité que l'excellente cuisine que lui préparait Flavia.

Puis Jared lui dit qu'il aimerait qu'elle lui parle de son pouvoir et de ses effets, n'ayant pas compris comment il agissait, après avoir assisté à la manifestation de son don qui avait permis d'éviter que les habitants du Powerhaus et notamment Allan soit criblé de balles. Evidemment, elle aurait dû s'en douter. Quoi d'autre que son pouvoir pouvait intéresser suffisamment Jared en elle pour qu'il lui demande une conversation en tête à tête ? Rachel ne répondit pas, hésitante. Pourquoi voulait-il connaître les effets de son pouvoir ? Même s'il était un ami très proche de sa famille, Jared restait un personnage mystérieux et elle ignorait ce qu'il ferait des informations qu'elle lui donnerait. Si informations il y avait... Elle-même en savait très peu sur les effets de son pouvoir, si aléatoires et si étranges, totalement imprévisibles et incontrôlables. De peur de blesser quelqu'un involontairement, elle s'efforçait donc de le refouler, de l'empêcher de se manifester, plutôt que de tenter de le comprendre et de le maîtriser. Une idée commençait cependant à germer dans son esprit, une idée pas si folle, qu'elle pourrait mettre en forme, si seulement elle osait le faire. Mais pour le moment, elle préféra garder le silence, voulant laisser Jared aller au bout de son raisonnement, avant de décider quoi que ce soit.

Ce dernier laissa planer quelques minutes de silence, puis reprit la parole. Rachel l'écouta attentivement, regardant toujours le comptoir ; elle pouvait avoir l'air d'ignorer le mutant, mais son corps tendu et son expression concentrée montraient qu'il n'en était rien. Jared lui dit qu'il tenait au Powerhaus et à ses habitants, chose dont elle ne doutait pas une seconde. Elle avait vu la violence avec laquelle il avait défendu le bâtiment lorsque celui-ci avait été attaqué, n'hésitant pas à tuer tout individu présentant un danger pour les résidents du bar. Qu'il veuille la protéger, elle et sa famille, cela elle voulait bien le croire, mais il y avait certainement autre chose derrière, et c'était cela qui l'inquiétait. Néanmoins, elle entrevoyait un moyen de passer un accord, un accord qui les arrangeait tous les deux, chose qui se confirma lorsqu'il lui proposa de l'aider à maîtriser son pouvoir. C'était bien cela qu'elle avait en tête. Devoir faire un pacte avec le mutant n'était pas quelque chose qui la rassurait beaucoup, mais la perspective de laisser son pouvoir se développer jusqu'à devenir encore plus dangereux et incontrôlable qu'à présent était trop forte pour qu'elle l'ignore. Il était temps de laisser ses craintes personnelles de côté et de profiter de l'offre qui lui était faite.

Rachel resta quelques longues secondes silencieuse, organisant sa répartie de façon à être aussi claire que possible, voulant aller droit au but pour ne pas que Jared doute de sa détermination. Puis elle leva les yeux et le regarda bien en face, rougissant sous son regard vert et intimidant, mais ne baissant pas la tête. Lorsqu'elle prit la parole, sa voix tremblait un peu, mais elle était distincte et claire, sans trébucher sur les mots ni bégayer.

-Monsieur Jared, je ne vous fais pas complètement confiance il est vrai, mais je sais que vous tenez à nous et à cet endroit, et je sais aussi que si vous représentiez une sérieuse menace, Allan le saurait et nous l'aurait dit. J'ignore en quoi la description et les détails de mon pouvoir pourront vous servir, et en vérité, je préfère ne pas le savoir.

Elle fit une pause pour reprendre son souffle et détacher ses mains crispées sur le comptoir qu'elle avait agrippé inconsciemment.

-Ce que je sais en revanche, c'est que je veux savoir maîtriser mon pouvoir, pour éviter de blesser des gens. Alors j'accepte volontiers votre proposition de m'aider. Je sais que vous avez un pouvoir très puissant, je pensais... je pensais que vous pourriez me donner des conseils pour contrôler mon don, vu que vous êtes très fort et que vous l'avez déjà fait pour Sven. En échange, je vous dirais tout ce que je sais dessus.

Elle ne savait pas si elle avait raison de faire ça, en tout cas elle ne voulait pas laisser passer une occasion de pouvoir contrôler pleinement son pouvoir. Non pas pour l'utiliser pour ses desseins, mais pour être certaine de ne faire du mal à personne par accident. Et dans les gens qu'elle connaissait, elle ne voyait pas grand-monde à par Jared qui pourrait l'y aider.

-Si je ne demande pas à ma famille, c'est pour ne pas les affoler. Eux non plus ne savent pas vraiment en quoi consiste mon don, et je suis la seule à commencer à en mesurer l'ampleur et le danger. Je ne veux pas qu'ils s'inquiètent pour moi. Et en dehors d'eux, je ne connais que vous, Monsieur Jared, qui soit aussi un mutant.

Elle voulait à tout prix éviter d'impliquer la famille Bosk et Allan, ne voulant pas les inquiéter avec ses craintes au sujet de son don. Bien sûr, ils savaient qu'elle était une mutante, et savaient comme elle à peu près en quoi consistait son pouvoir, mais elle ne leur avait pas fait part de ses craintes au sujet des dérapages de ce dernier. Elle voulait à tout prix éviter de les alarmer. Et pourtant, c'était eux qu'elle voulait préserver en priorité des dangers de son pouvoir.

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Rachel afficha un air surpris, mais surtout méfiant, quand il lui demanda de lui parler de son pouvoir. Quoi de plus normal, après tout ? Jared ne lui avait jamais parlé seul à seule, et Rachel devait sûrement se demander ce qu’il voulait. La jeune fille sembla se perdre dans ses pensées, réfléchissant peut-être à ce qu’elle allait ou non lui dévoiler. Quoi qu’il en soit, Jared n’avait plus qu’à attendre. Rachel l’écouta parler avec attention et Jared vit qu’elle semblait intéressée par son offre de l’aider à tenter de contrôler son pouvoir, ou au moins à en apprendre davantage dessus. La jeune fille avait la tête baissée vers le comptoir, mais l’hostile était assez fin observateur pour noter la légère contraction des muscles de la jeune fille. Assurément, son offre l’intéressait. Accepterait-elle son aide ?

Le silence dura un moment, Jared savourant son rhum et Rachel réfléchissant. Finalement, elle leva les yeux et croisa son regard bien en face pour la première fois depuis son arrivée. Il détecta une volonté forte, très semblable à celle qui brûlait dans le regard de Flavia, sa mère. Une détermination puissante, inébranlable. Elle rougit sous la puissance de son regard, mais ne détourna pas le regard, ce que Jared apprécia. Finalement, elle parla, sa voix étant beaucoup plus assurée, bien qu’un peu hésitante. Au moins la jeune fille ne bégaya-t-elle pas, comme elle en avait l’habitude normalement. Elle lui confirma ce qu’il savait déjà, à savoir qu’elle ne lui faisait pas entièrement confiance, mais elle ajouta qu’elle savait qu’il tenait au Powerhaus et aux gens qui y vivaient. La suite intéressa Jared, bien qu’il sache que se soit vrai ; il n’aurait pas cru que Rachel réfléchirait autant. Bon, elle était très brillante, il le savait – elle tenait cela de Walter – mais il n’aurait vraiment pas cru qu’elle lui dirait cela. Effectivement, s’il avait été une menace pour les gens du Powerhaus, Jackson, avec son pouvoir de détecter les mensonges, les auraient avertis. Encore une fois, Jared remercia mentalement le vieil homme d’avoir gardé pour lui certaines choses. Rachel ajouta qu’elle ne savait pas en quoi sa description de son pouvoir lui serait utile, et ajouta qu’elle préférait ne rien savoir. En réalité, Jared était curieux et avide de savoir ce qu’elle pouvait faire, pour la simple et bonne raison qu’il adorait littéralement découvrir les effets d’un pouvoir qu’il ne connaissait pas. Il avait rencontré quantité non négligeable de mutants durant sa longue vie, dans ses pérégrinations en compagnie de Chow Watanabe, mais jamais encore il n’avait vu un pouvoir comme celui de Rachel. Et cela l’intriguait énormément, voilà tout. Il n’envisageait nullement de lui faire du mal ou d’utiliser les informations qu’elle lui donnerait peut-être contre elle ou sa famille ; cela l’aiderait lui à l’aider elle. Comment aider quelqu’un sans savoir de quoi il est capable, n’est-ce pas ? La jeune fille fit un arrêt dans ses paroles, à la fois pour reprendre son souffle, mais aussi pour – probablement – réfléchir encore aux mots qu’elle allait prononcer.

Elle ajouta qu’elle voulait bel et bien apprendre à maîtriser son pouvoir. Jared l’aurait deviné tout seul. Mais Rachel voulait éviter de blesser des gens, voir pire, ce qu’il ne pouvait que comprendre. N’avait-il pas, lui, tué accidentellement ses parents lorsque son pouvoir s’était déclenché pour la première fois ? C’était, dans son esprit, un souvenir lointain et il ne gardait que peu de souvenirs de ses parents. Tout ce qu’il avait du faire et subir en suivant son mentor lui avait fait oublier ses parents. Autrefois, leur souvenir lui était très douloureux. Aujourd’hui, c’était chose du passé et il n’éprouvait aucune honte ou peine pour son geste. Accident malheureux, certes, mais il ne pouvait rien y faire, alors pourquoi s’apitoyer là-dessus ? C’était inutile. Rachel continua et accepta son aide. Elle lui dit qu’elle savait qu’il avait un don puissant – qui ne le savait pas au Powerhaus ? – et ajouta qu’elle aurait aimé qu’il lui donne des conseils pour contrôler son pouvoir. Elle ajouta qu’il était fort et qu’il avait déjà fait la même chose avec le jeune Sven, bien que durant un laps de temps extrêmement court. Les évènements avaient faits qu’il n’avait pu revoir Sven et l’aider davantage, ce qu’il trouvait dommage. En échange, ajouta-t-elle, elle lui dirait tout ce qu’elle savait sur son pouvoir.

Jared percevait l’hésitation dans les paroles de Rachel Bosk. Elle était inquiète à l’idée qu’il l’aide, mais encore plus à l’idée qu’il ne le puisse pas. Elle ne savait pas si elle avait fait le bon choix aussi, bien que parmi tous les mutants qu’elle connaissait, Jared était – il le savait bien – le seul en mesure de l’aider dans ce domaine. Il était le plus expérimenté d’entre eux, après tout, et c’était normal avec la vie qu’il avait eue. Après un court moment de silence, Rachel parla de nouveau, expliquant que si elle ne demandait pas l’aide de sa famille, c’était pour ne pas les affoler. Comme Jared, ni Jackson, Flavia ou Walter ne savait ce qu’était réellement le don de Rachel, chose qui ne les dérangeait et ne les affectait pas particulièrement. Mais Jared voyait bien que la jeune fille cachait sa peur envers son don à sa famille, qu’elle était, comme elle le disait elle-même, ‘la seule à en mesurer l’ampleur et le danger’. Elle ne voulait pas qu’ils s’inquiètent pour elle. Donc, logiquement, son offre tombait à pic, puisqu’il était le seul à pouvoir l’aider. Il ne savait pas encore exactement comme il allait s’y prendre, mais une fois qu’elle lui aurait expliqué ce que son don pouvait faire – ou ce qu’elle croyait qu’il pouvait faire – il verrait bien comment il pourrait l’aider. Il espérait juste que la jeune fille n’aurait pas peur de lui montrer l’effet de son don de visu. Sans cela ou les informations qu’elle détenait, il ne pourrait l’aider en aucun cas. Ce serait à voir.

- Je comprends que tu ne me fasses pas entièrement confiance, Rachel, mais je suis heureux que tu saches au moins que je tiens à toi autant que je tiens à Flavia, Walter et Jakcson. De même que je suis heureux que tu acceptes mon aide. Autant te le dire tout de suite, ne t’attend à aucun miracle de ma part ; je ne suis pas magicien et je ne peux t’aider à contrôler ton don en une journée. Ce sera ardu et nécessitera beaucoup de travail, mais si tu écoutes mes conseils et si tu fais bien ce que je vais te dire plus tard, tu arriveras à maîtriser ce don que tu crains autant. Et au final, tu ne le craindras plus.

C’était l’entière vérité. Il ne pouvait lui donner conseil du genre : ‘fais ça et tout rentrera dans l’ordre’. Ce genre de chose ne fonctionnait jamais ainsi. Il fallait du temps et de la patience pour contrôler son don ; encore une fois, il l’avait appris à la dure avec Chow. À ses débuts, après l’accident qui avait radicalement changé sa vie, il avait mis du temps à réussir à contrôler moindrement son don. Au début, ce dernier ne s’activait que lorsqu’il était sujet à une forte émotion – colère, jalousie, peine… - ou quand il était carrément en danger. Ce n’était qu’à force de pratique et avec le temps qu’il était parvenu à le contrôler et à en augmenter la puissance. Aujourd’hui encore, il découvrait parfois de nouvelles particularités ou de nouvelles utilités à son pouvoir. Rachel devrait faire de même. Et surtout, elle devrait accepter son don comme faisant partie d’elle et arrêter de le craindre. La peur était la pire chose possible pour empêcher un mutant, qui qu’il soit, à contrôler son pouvoir. Jared l’aiderait de son mieux à maîtriser ses sentiments et à faire tout cela.

- La raison pour laquelle je veux savoir ce que peux faire ton pouvoir, c’est pour mieux t’aider, Rachel. Si je n’ai absolument aucune idée de ce que tu peux faire, mon aide ne te servira à rien, tu le comprendras toi-même. Alors, lorsque tu seras prête à le faire, explique-moi les différentes façons dont ton don s’active et tout ce que tu peux me dire là-dessus. Ensuite, je vais réfléchir un peu aux meilleures façons de t’aider, puis nous travaillerons là-dessus. Ce sera long, Rachel, je ne te le cacherais pas. Mais tu arriveras à le maîtriser, je t’en fait la promesse. Quand j’étais jeune, j’étais exactement comme toi : j’avais peur de mon pouvoir, je ne savais pas exactement ce dont j’étais capable, mais avec l’aide d’un ami, j’ai réussi à le canaliser et à apprendre à le manier correctement, sans danger. Ce sera pareil avec toi. Pour Sven, je ne sais pas si tu te rappelles, mais je lui ai dit la même chose à peu de choses près. Pour apprendre à bien faire quelque chose, il faut le faire plusieurs fois, sans se décourager. Et bien, dans le cas qui nous intéresse, c’est pareil.

Jared se tut, le temps d’allumer une nouvelle cigarette et de remplir son verre à ras bord de rhum, puis il reprit la parole :

- Je comprends fort bien que tu ne veuilles pas inquiéter inutilement tes parents et Jackson. Entre nous, tes parents ont assez de choses à faire sans devoir, en plus, s’inquiéter pour toi. Et Jackson se fait vieux et se fatigue vite, on ne peut se le cacher, même si j’espère qu’il restera encore avec nous de longues années. Ce vieux bougre me manquerait énormément !

- Je vais t’en faire, moi, du vieux bougre !

C’était la voix d’Allan Jackson. Jared tourna la tête et vit le vieil homme ; il venait de descendre l’escalier reliant l’appartement des Bosk au bar et se dirigeait vers eux de sa démarche assurée, agitant sa canne vers Jared. Son visage marqué par les ans affichait un large sourire. Il était heureux de voir Jared, ça crevait les yeux ! À le voir ainsi se déplacer, le dos bien droit et non voûté comme la plupart des vieux de son âge, on n’aurait jamais cru qu’il avait 79 ans. Apparemment, l’âge n’avait en aucun cas ramolli sa vigueur, chose dont le vieil homme était content. De plus, bien que ses yeux soient d’un blanc laiteux, il se déplaçait avec aisance, comme s’il n’était en aucun cas aveugle. En fait, son pouvoir, qu’il avait nommé ‘vision aveugle’, lui permettait de tout voir en esprit, les gens par des auras, les meubles, tout, comme l’écholocation des chauves-souris, ou du moins ça ressemblait à ça quand il l’expliquait. Et avec ça, Allan Jackson voyait bien mieux que la plupart des gens. Et en plus, il pouvait détecter les mensonges grâce aux nuances dans les auras de ses interlocuteurs. Pratique comme dons, c’était certain ! Et avec le penchant pour l’alcool et la sagesse propre à Jackson, Jared n’aurait pu compter meilleur compagnon de soirée !

- Jackson, vieil aveugle, comment va ? s’exclama Jared en se levant de son banc pour l’accueillir.

- En pleine forme, Jared, mon ami. Une bonne sieste, ça me fait toujours un bien fou ! Et content d'entendre que je te manquerais quand je ne serais plus là ! Bonjour à toi, Rachel, ajouta-t-il en saluant la jeune fille de la main.

Tout deux se serrèrent la main avec force ; le vieil homme n’avait pas perdu sa vigueur non plus ! Et lui aussi appréciait grandement Jared. Ensuite, Jackson alla faire la bise à Rachel ; il considérait la fille des Bosk comme sa petite fille, et cette dernière le considérait comme son grand-père. Jared était le seul au Powerhaus à savoir que Jackson avait bel et bien une petite fille de son sang, Lena, qu’elle se prénommait s’il se rappelait bien, mais Allan ne l’avait pas vue depuis de longues années. Son fils, le père de Lena, l’avait empêché de la voir quand elle était plus jeune et ensuite, Jackson était tombé dans l’alcoolisme et n’avait jamais cherché à la revoir. Jared savait qu’avant de passer l’arme à gauche, Allan aurait aimé la revoir au moins une fois. Jusqu’à présent, par contre, ses recherches s’étaient révélées vaines. Jared songea qu’il pourrait offrir à son ami son aide pour cela, mais il n’était pas sûr qu’il accepterait. À sa façon, Jackson était très têtu. Mais ce sujet était pour une autre fois. Là, il fallait s'occuper de Jackson et de Rachel.

- Rachel, sors un verre pour Jackson, s'il-te-plaît. Un peu de rhum va finir de le réveiller !

Jackson s’installa sur le banc à gauche de Jared et déposa sa canne sur le comptoir. Seuls ceux du Powerhaus savaient qu’il n’en avait pas besoin ; pour tous les autres, Allan Jackson n’était qu’un vieil homme aveugle. Si seulement ils savaient à quel point c’était faux ! Une fois que Rachel eut déposée le verre, Jared le remplit de rhum et le poussa vers Jackson. Celui-ci en prit une gorgée et afficha un air appréciateur.

- Tu sais toujours choisir ton alcool, Jared ! Au fait, j’ai surpris la fin de tes paroles. De quoi Rachel ne veut-elle pas nous inquiéter ?

Jared observa Rachel un moment avant de répondre ; la jeune fille était rouge pivoine. Décidant finalement que Jackson n’allait pas tout révéler aux parents de Rachel – il n’avait pas révélé les choses qu’il savait sur lui, après tout -, il lui expliqua brièvement la situation. Le vieil homme resta ensuite silencieux un moment, quelques minutes, puis il parla :

- Tu aurais pu m’en parler, à moi, ma petite Rachel. Tu sais bien que tu peux me faire confiance. J’aurais pu te donner quelques conseils, moi aussi. Mais je pense en effet que Jared est le mieux placé pour t’aider, même si je pense pouvoir aider si tu le désires.

Il sembla un instant triste que la jeune fille ne lui ait pas parlé de sa crainte concernant son pouvoir, mais le vieil homme se reprit bien vite. L'hostile savait que son ami n’était pas du genre à rester sombre bien longtemps, de toute manière ! Il espérait que Rachel le savait, elle aussi. Jackson but cul sec ce qui restait de rhum dans son verre puis parla une nouvelle fois, demandant à Rachel ce que Jared lui avait demandé au début.

- Alors, allons-y, Rachel. Si ma vieille carcasse peut t’aider avant de claquer, il faut commencer maintenant ! Explique-nous ce que fait ton don et de ce dont il s’agit selon toi. Nous t’écoutons.

Ainsi, il faudrait compter sur l’aide de Jackson également, ce qui n’était pas pour déplaire à Jared. Le vieil homme était sage et vu son grand âge, sa connaissance de la vie était large. Peut-être pourrait-il donner d’adéquats conseils et qu’à eux deux, ils pourraient mieux encore aider la jeune Rachel à maîtriser son don. Ce serait à voir. Jared resservit du rhum à son ami et à lui-même, puis il se tourna vers Rachel. À elle de parler, maintenant.

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Rachel rougit quand Jared dit qu'il tenait à elle autant qu'à ses parents et à Allan. Elle éprouvait une certaine fierté à provoquer de l'affection chez un homme pareil, qu'elle respectait et admirait malgré sa crainte. Et quelque part, cela la poussa à vouloir se montrer digne de cette estime. Jared lui dit ensuite qu'il ne fallait pas s'attendre à ce qu'elle maîtrise son pouvoir du jour au lendemain, et qu'il lui faudrait beaucoup de travail. Ca, elle le savait très bien ! Elle avait même peur de trouver la tâche impossible. Elle répondit d'un ton décidé :

-Oh, je sais que ça sera difficile, mais je suis prête à affronter toutes les difficultés. Je préfère cela plutôt que de supporter encore cette situation.

Jared avait parfaitement raison, le seul moyen de ne plus craindre son don, et surtout de ne plus craindre qu'il blesse accidentellement quelqu'un, c'était d'en avoir le contrôle absolu. C'était l'unique raison pour laquelle Rachel se décidait à s'intéresser de près à son pouvoir et à le dompter. Elle ne supportait plus de vivre dans la peur perpétuelle de déclencher une catastrophe.

Jared expliqua qu'il avait besoin de savoir précisément ses capacités pour l'aider. Cela lui paraissait évident, mais il devait y avoir autre chose qui le poussait à vouloir connaître précisément les effets du don de Rachel. Mais celle-ci décida d'ignorer ce paramètre ; après tout, même si Jared acceptait de l'aider par affection pour sa famille, il avait bien le droit à avoir une compensation personnelle, bien qu'elle voit mal en quoi le fait de savoir en quoi consistait son pouvoir puisse l'intéresser à titre privé. L'homme lui dit qu'il avait été dans le même cas qu'elle, et qu'il avait réussi à maîtriser son don avec l'aide d'un ami. Si seulement elle pouvait parvenir au même niveau de maîtrise que lui ! Être capable du dixième de ses talents lui suffirait amplement. Il répéta ensuite que ça serait long et difficile. Rachel se contenta d'hocher la tête, une expression déterminée sur le visage. Ce n'est pas ça qui allait l'arrêter.

Lorsqu'elle entendit la voix d'Allan, Rachel tourna la tête pour le voir descendre les escaliers, avec une aisance étonnante pour un homme de son âge. La jeune fille afficha un large sourire, même si son grand-père par procuration ne pouvait pas le voir, toujours ravie d'être avec cet habitant supplémentaire du Powerhaus. Elle éprouvait pour Allan une profonde affection, tout autant que s'il était un membre de leur famille par le sang. Pour elle, il n'y avait d'ailleurs aucune différence. Cependant, même si sur le moment elle était heureuse de le voir, elle se demanda si c'était une bonne chose qu'il participe à leur entretient, ne voulant pas l'inquiéter, comme elle l'avait dit plus tôt. Pourtant, d'un point de vue plus égoïste, la sagesse du vieil homme pouvait lui être très précieuse, et il serait d'excellent conseil, tout comme Jared. Elle décida de laisser ce dernier décider d'impliquer ou non Allan ; elle verrait bien ce qu'il déciderait. Elle était en outre plutôt soulagée de ne plus être en tête à tête avec Jared, la présence de l'aveugle la rassurerait et la ferait se sentir plus à l'aise.

Le mutant aux champs de force pria Rachel de sortir un verre pour son ami. La jeune fille s'exécuta, attrapant un récipient propre sur une étagère et alla le poser devant les deux hommes. Sa mère surveillait de très près la consommation d'alcool d'Allan, connaissant ses anciens problèmes d'alcoolisme, et aurait sans doute refusé qu'il picole avec Jared, sachant que les deux pouvaient absorber une quantité de rhum assez conséquentes quand ils s'y mettaient. Mais Rachel n'était pas là pour faire la police, et laissait à sa mère le plaisir de réprimander le vieil aveugle. Celle-ci absente, elle se plia docilement aux exigences de ce dernier. Jared tendit un verre de rhum à Allan, qui en but un peu avec un air profondément satisfait... avant de mettre les pieds dans le plat concernant la conversation qu'il avait surpris. Prise au dépourvu, Rachel sentit son visage s'embraser, affreusement gênée. Elle sentit que Jared l'observait, sans doute pour décider ce qu'il devait dire. Pour sa part, la jeune fille était incapable de réagir autrement que de baisser la tête en rougissant, se demandant si l'autre mutant allait se décider à tout raconter ou s'en tirer par une pirouette. Après quelques instants de silence, l'homme finit par résumer brièvement la situation, expliquant le "problème" de Rachel et ce qu'ils avaient décidé ensemble.

Allan resta silencieux quelques minutes, minutes pendant lesquelles Rachel le dévisagea anxieusement, craignant sa réaction. Finalement, il prit une expression un peu triste en disant qu'elle aurait dû leur en parler. La jeune fille fut extrêmement peinée qu'il croit qu'elle ne lui faisait pas confiance. Elle fit le tour du comptoir pour aller lui prendre la main, la serrant dans les siennes.

- Ce n'est pas ça du tout ! Je t'en aurai parlé si je n'avais pas eu peur de t'inquiéter, comme je l'ai dit à Monsieur Jared. Je t'en prie, ne m'en veux pas.

Il y avait peu de chance que le vieux mutant lui en tienne rigueur, n'étant pas du tout rancunier, mais elle s'en voulait de l'avoir peiné. Heureusement, la bonne humeur revint vite à Allan, qui lui pria d'expliquer en quoi consistait son pouvoir. Ainsi, elle allait pouvoir compter sur son aide, et elle lui en était reconnaissante, sachant que la sagesse de l'aveugle leur serait précieuse. Elle lui adressa un sourire, qu'elle transmit par une pression de la main, suivit d'un simple : " Merci. " avant de le lâcher et de se reculer.

C'était à présent à elle de s'exprimer. L'attention des deux mutants était centrée sur elle, ce qui ne manquait pas de l'intimider, mais elle fit un effort pour mettre sa timidité de côté, pensant que ce n'était vraiment pas le moment. Elle alla s'installer sur un des tabourets du comptoir, en face des deux autres, ce qui lui donnait l'impression d'être une concurrente en face d'un jury sévère. Elle chassa cette idée, se concentrant sur ce qu'elle allait dire, prenant la peine de faire une pause de quelques minutes pour essayer d'être le plus clair possible. Expliquer son pouvoir n'avait rien de simple, elle-même en sachant assez peu sur ce qu'elle était capable de faire ou non. Elle allait essayer de dire tout ce qu'elle savait ; ensuite, Allan et Jared lui poseraient des questions si besoin est. Prenant une inspiration, elle leva les yeux vers eux et se lança.

- Je préfère vous prévenir, moi-même j'ai du mal à savoir ce que je peux faire réellement avec mon pouvoir. C'est assez flou, alors j'ai peur de ne pas avoir grand-chose à vous expliquer, mais je vais essayer d'en dire le maximum.

Elle prit une inspiration, fit un effort pour lisser sa voix et se détendre, et continua.

- Je crois qu'on peut résumer mon pouvoir par la capacité à influencer sur les évènements. Je peux provoquer des choses, empêcher qu'elles arrivent ou les modifier. Je ne sais pas trop comment ça se passe, mais c'est l'impression que ça me donne. Sauf que je ne peux pas décider de ce qui va se passer, d'où le fait que mon pouvoir agit sans mon contrôle. C'est ça qui me fait peur, et que je voudrais changer. Par exemple, je me souviens qu'un jour, il y a quelques années, j'étais très en colère contre mon professeur de maths qui m'avait humiliée devant sa classe. Hé bien en passant devant sa voiture, j'ai senti mon pouvoir s'enclencher et elle a prit feu.

Rachel rougit, un peu embarrassée d'évoquer cet évènement ancien et peu glorieux, mais sur le coup elle n'avait pas trouvé mieux pour expliciter les effets possibles de son don. Elle reprit :

- La plupart du temps, mon pouvoir prend effet tout seul, sans que je décide quoi que ce soit, particulièrement quand je suis en situation de danger ou d'émotion forte, et c'est toujours de façon à m'avantager, peu importe ce qui se produit. Plus je suis bouleversée, plus les manifestations en sont puissantes. J'ai remarqué qu'avec maman, c'était pareil, quand on l'énerve elle devient encore plus forte qu'avant. Depuis quelques temps, j'arrive parfois à le déclencher volontairement, mais sans pouvoir contrôler ce que je provoque, et cela ne marche pas à chaque fois. La dernière fois que c'est arrivé, c'était ici, quand... quand Allan s'est fait tiré dessus. C'est aussi la première fois que mon pouvoir agit pour favoriser quelqu'un d'autre que moi, et cela ne s'est jamais reproduit depuis.

Rachel s'agita sur sa chaise, cherchant dans sa mémoire s'il y avait quelque chose qu'elle avait oublié, et conclut qu'elle avait dit tout ce qu'elle savait à propos de son pouvoir.

- Voilà, je crois que c'est tout. Vous comprendrez que j'aurai aussi du mal à vous faire une démonstration de visu.

Elle se tut, et observa tour à tour Jared et Allan, attendant avec angoisse leur verdict. Elle avait hâte de savoir ce qu'ils en pensaient, et en même temps était effrayée de ce qu'ils pourraient dire. Et s'ils décidaient que son cas était irrémédiable ?

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La fille des Bosk, entre ses paroles, répliqua qu’elle savait que la tâche de tenter de contrôler son pouvoir serait difficile, mais qu’elle était prêt à essayer. Elle préférait tenter son coup plutôt que de subit encore lontemps les effets aléatoires de son pouvoir. Jared se doutait que c’était justement la crainte qui poussait la jeune fille à lui faire part de son délicat ‘problème’, surtout qu’elle l’avait caché à sa famille et à Jackson, qui étaient bien plus proches d’elle que Jared ne le serait jamais. La jeune fille l’écouta parler puis elle hocha la tête d’un air résolu, son joli visage affichant sa détermination. Jared approuva silencieusement sa décision et c’est alors qu’Allan Jackson se manifesta.

Jared vit Rachel sourire, heureuse de voir son grand-père par procuration arriver. Il savait que Rachel, comme lui et les parents Bosk, éprouvait une affection véritable et profonde envers le vieil homme ‘aveugle’. Sans lui, bien des choses auraient été différentes, Jared en était presque certain. L’instant suivant le sourire, l’expression de Rachel changea et Jared comprit qu’elle n’était pas sûre de vouloir que Jackson participe à leur entretien. Elle ne voulait pas l’inquiéter, ce que l’hostile comprenait. Pourant, la sagesse du vieil homme et son intelligence pourraient être utiles. L’expression de Rachel changea et l’hostile comprit qu’elle le laissait choisir pour elle d’impliquer ou non Allan Jackson dans leur débat. Jared accepta, bien sûr, connaissant bien le vieil homme. En plus, il voyait bien que par sa seule présence, Jackson avait atténué la crainte que Rachel ressentait à être seule avec lui.

Jared fut heureux de voir Rachel obéir à sa demande de sortir un verre pour Jackson. Il savait les anciens problèmes d’alcoolisme du vieil homme – tout comme il savait que Flavia surveillait de près sa consommation d’alcool – mais à l’évidence, Rachel avait décidée de ne pas faire la loi et de les laisser agir à leur guise. Jared sourit en voyant son ami savourer sa première gorgée comme si c’était la première goutte d’eau après la traversée du désert. Oui, les deux hommes pouvaient picoler vachement fort lorsqu’ils s’y mettaient. Jackson avoua avoir entendu leur conversation, ce dont Jared se doutait fortement. Le regard de l’hostile retourna se poser sur Rachel ; elle avait la tête penchée et les joues rougies par la gêne. Jared décida d’inclure Jackson dans la conversation. Ce dernier resta silencieux, Rachel l’observant avec crainte et anxiété. Rachel parla à Jackson après ses paroles, coutournant le comptoir pour lui prendre la main, disant qu’elle lui avait caché cela pour ne pas l’inquiéter et lui demandant de ne pas lui en vouloir. Jackson n’était pas rancunier, sa bonne humeur revint vite et lui demanda de leur expliquer en quoi consistait son pouvoir. Rachel lui sourit et le remercia. Elle recula ensuite, l’attention de Jared et du vieux Jackson entièrement tournée vers sa personne. La jeune fille rougit un peu d’être ainsi observée et alla s’asseoir en face d’eux, sur un tabouret. Rachel parut réfléchir un moment, cherchant sans doute les mots justes. Sa réflexion dura quelques minutes puis, prenant son souffle, elle se lança.

Elle expliqua tout d’abord qu’elle-même avait du mal à déterminer l’effet exact de son pouvoir, disant que c’était ‘assez flou’. Elle ajouta qu’elle ne pensait pas pouvoir dire grand-chose, mais qu’elle ferait de son mieux. Nouvelle inspiration, qui fit sourire Jared et Jackson, qui échangèrent un regard complice. Ils savaient tout deux que l’effort que devait fournir Rachel pour ainsi leur parler était grand, vu sa gêne et sa timidité naturelle. Pourtant, sa voix fut claire lorsqu’elle parla de nouveau. Elle leur dit qu’en résumé, son don consistait à influencer les évènements, qu’elle pouvait provoquer et modifier les choses, ou empêcher qu’elles arrivent. Rachel ne semblait pas savoir comment tout cela fonctionnait exactement et elle ajouta qu’elle ne pouvait pas décider de ce qui allait se passer parce que son pouvoir agissait d’instinct, sans son contrôle. * Un peu comme le mien, au tout début *, songea Jared. C’était ce fait-là qui lui faisait peur, le fait de ne rien contrôler, et que c’est ce qui la motivait à vouloir changer. Elle leur donna un exemple pour illustrer l’effet de son don, exemple qui démontrait que son pouvoir s’activait de lui-même lorsqu’elle était la proie d’une intense émotion. Dans ce cas présent, la colère. Ou la peur lors de la bagarre durant laquelle le Powerhaus avait été pris d’assaut, la nuit où ils avaient rencontrés Sven. Une voiture qui prend feu sans raison ? C’était étrange… un peu comme si son don rendait possible des choses qui ne l’étaient pas. Altération. Dangereux pouvoir. Jared comprenait qu’elle veuille le maîtriser.

- Ça n’a pas du lui plaire, à ton professeur, fit Jackson avec humour en faisant un clin d’œil à la jeune fille.

Petite pique d’humour qui eut le don de faire rougir d’autant plus la jeune fille, déjà embarassée par l’exemple qu’elle leur avait donné. La jeune fille reprit, malgré sa gêne, expliquant que la majorité du temps, son don s’activait effectivement tout seul, sans qu’elle puisse décider quoi que ce soit. Comme Jared l’avait pensé, son don s’activait dans les périodes où Rachel était soit en danger ou sous le coup d’une émotion forte. Rachel ajouta que son don l’avantagait toujours, peu importe la situation. Plus elle était bouleversé, plus les manifestations étaient puissantes. Logique implacable. Rachel ajouta qu’elle avait remarquée que dans le cas de sa mère, Flavia, s’était la même chose. Plus elle était énervée ou irritée, plus sa force physique augmentait de façon radicale. La nuit où Sven était apparu au Powerhaus, elle avait brisé le coup d’un, voire plusieurs des hommes qui les avaient attaqués, Jared ne se souvenait plus trop, comme si son cou avait été un simple cure-dent. Cette nuit-là, elle avait agi sous le coup de la colère – parce que des inconnus prenaient d’assaut son bar et sa maison – et par peur aussi – car elle craignait, Jared en était convaincu, que l’un des membres de sa petite famille soit capturé par les agents d’Apocalypto -, ce qui l’avait rendu beaucoup plus forte. Telle mère, telle fille. Il était normal que Rachel ait les mêmes ennuis que sa mère avec son pouvoir. Heureusement pour Flavia, elle contrôlait maintenant sa force monstrueuse, bien que parfois, des accidents arrivaient parfois. Jared se rappela qu’un soir, Flavia s’était fâchée après lui car il faisait boire Jackson. Il lui avait répliqué que Jackson était assez grand pour savoir ce qu’il faisait, ce qui avait irrité la mère de Rachel, et qu’elle avait agrippé le comptoir si fort qu’elle l’avait brisé entre ses mains. Il avait fallu changer le comptoir ensuite… Ce petit souvenir le fit sourire, tandis que Rachel continuait, expliquant qu’elle arrivait désormais, par moments seulement, à le déclencher volontairement. Par contre, elle n’arrivait toujours pas à contrôler l’effet que produisait son pouvoir. Aléatoire. Elle ajouta que la dernière fois qu’elle y était arrivé, c’était le soir où Sven était apparu, pour protéger Jackson des balles qui pleuvaient sur lui. Jared se rappela le sourire que le vieil homme affichait, confiant comme tout, un peu comme s’il savait qu’il ne risquait rien. Avait-il su que Rachel avait activé son pouvoir ? Possible, après tout. Le viel homme était décidémment plein de surprises ! Quoi qu’il en soit, Rachel ajouta que c’était la dernière fois qu’elle avait réussi à activer d’elle-même son don et qu’elle n’y était pas arrivé depuis.

La jeune fille s’agita sur sa chaise, nerveuse, et parut réfléchir. Il n’y avait rien d’autre apparemment, puisqu’elle enchaîna :

- Voilà, je crois que c'est tout. Vous comprendrez que j'aurai aussi du mal à vous faire une démonstration de visu.

Elle dévisagea les deux mutants et elle était angoissée, c’était évident. Jared et Jackson restèrent silencieux un moment, réfléchissant chacun de leur côté, puis Jackson demanda à Jared s’il préférait commencer. Haussant les épaules, l’hostile s’alluma une cigarette et lui fit signe que ça lui était égal. Hochant la tête, Jackson prit une inspiration, avala ce qui restait de rhum dans son verre, puis parla de sa voix calme :

- Tout d’abord, Rachel, je tiens à te dire que ton état n’est pas irrémédiable.

Jared acquiesça de son côté en hochant la tête, les yeux tournés vers le plafond, sa cigarette entre les lèvres. Ces quelques mots parurent calmer la jeune fille et elle sembla se détendre un peu sur son tabouret. Jackson continua :

- Bon, résumons la situation. Ton pouvoir est complètement aléatoire et s’active lorsque tu es en situation de danger ou lorsque tu ressens une émotion puissante ; colère, chagrin, peur, etc. Ensuite, peu importe la situation, il semble t’avantager et faire tourner la situation en ta faveur, d’une manière aléatoire, comme je l’ai déjà dit. D’après ton exemple, il peut rendre possible ce qui ne l’est pas normalement, comme s’il agissait sur la réalité, qu’il la… tordait, disons, en ta faveur. Je crois, sans trop me tromper – tu me le diras si c’est le cas, Jared – que ton pouvoir pourrait être nommé ainsi : Altération de la Réalité.

Jackson se tourna vers Jared, qui se contenta d’hocher une nouvelle fois la tête pour approuver ses paroles. Il était d’accord avec ce que le vieil homme avait dit. C’était exactement – quoique pas en ces mots – qu’il avait résumé la situation dans sa tête et il était arrivé à la même conclusion que Jackson sur ce qu’était en réalité le pouvoir de Rachel. Jared fit signe à Jackson de continuer et le vieil homme sourit, heureux de ne pas s’être trompé. Jared n’en était pas étonné ; l’aveugle était bien plus brillant et alerte que bien des voyants, et il savait que ses facultés de réflexion et de discernement étaient aussi affûtées que les siennes. Jackson continua donc :

- Donc, tu ne contrôles pas – ou très rarement – les effets que cette Altération de la réalité provoque et elle s’active sans ton accord presque toujours. Fort heureusement, ton pouvoir semble vouloir te préserver et te protéger, ce qui exclue le risque qu’il te fasse du mal. Par contre, et je crois que c’est de là que viens ta peur et ton désir de le contrôler, il pourrait blesser ceux qui t’entourent, justement pour te protéger toi…

Rachel approuvant et Jared restant silencieux, Jackson poursuivit :

- Je crois qu’il y aurait moyen que tu parviennes à réussir à l’activer par ta volonté et non plus qu’il s’active de lui-même, tout comme je crois qu’il serait possible que tu arrives à contrôler ses effets, qui sont présentement aléatoires. Jared est du même avis, je crois, et l’unique moyen de réussir à faire cela, c’est de le pratiquer. C’est-à dire qu’il te faut t’exercer à maîtriser ton pouvoir, le plus souvent possible. Bien sûr, tu ne dois pas faire cela dans un endroit fréquenté – les effets de ton pouvoir pourraient être dangereux -, mais je crois que la forêt derrière la maison, là où il y a le trajet d’Accrobranches, pourrait convenir. Jared, je crois que cette partie-là te concerne plus que moi.

Jackson avait fait sa part dans le contrat. Il ne pouvait aider physiquement Rachel et en étant conscient de cela, il laissait le soin à Jared de combler ce manque.

- Excellentes déductions, Jackson, je n’aurais pas fait mieux. Je crois également que ton pouvoir est d’altérer la réalité de quelque façon que ce soit, tant que cela t’est bénéfique. Pour pouvoir mieux t’aider, je vais te poser quelques questions et je voudrais que tu y répondes, Rachel. Ensuite, nous verrons comment t’aider, même si je crois déjà, comme Jackson, que tu arriveras à le contrôler avec le temps. Tu es la fille de ta mère, après tout.

Sa dernière phrase concernait l’entêtement dont Flavia pouvait faire montre lorsque le besoin s’en faisait sentir. Jared soupçonnait Rachel d’avoir le même tempérament de feu, quoique bien caché sous une apparence timide et effacée. Il se doutait qu’elle ferait ce qu’il lui dirait de faire et qu’elle en sortirait grandie. L’hostile se frottait mentalement les mains d’impatience, avide de voir en action la jeune Rachel et son pouvoir. Altération de la réalité ? Un don particulièrement intéressant !

- Tout d’abord, j’aimerais que tu me décrives ce que tu ressens quand ton pouvoir s’active. Ressens-tu la puissance, un souffle de vent, bref, tout ce qui te viens à l’esprit. Ensuite, je voudrais que tu me donnes d’autres exemples de ce que ton don à déjà fait pour toi, histoire d’avoir une idée bien précise de tes capacités. Réponds tout d’abord à cela et nous verrons ensuite ce que nous pouvons faire pour t’aider à contrôler tout ça. J’ai déjà quelques idées, mais je veux savoir ces détails avant de vous en faire part…

Le regard de Jared scruta celui de Rachel, qui baissa les yeux. Rien de nouveau sous le soleil. Jackson se resservit puis remplit le verre de Jared, comme s’il n’était pas aveugle. À elle de parler de nouveau…

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Rachel s'obligea à ne pas s'agiter comme un ver coupé sur son tabouret. Les deux mutants en face d'elle devaient être conscients de son trouble, c'était une évidence, mais autant ne pas en faire encore plus étalage. Malgré son inquiétude et son angoisse, elle essayait d'en dissimuler toutes les traces physiques, tâche impossible vu son état d'agitation. Ses mains crispées étaient serrées sur ses genoux pour s'empêcher de se tordre les doigts, et ses jointures blanchies par la prise témoignaient de sa peur.

Allan et Jared restèrent silencieux plusieurs minutes, devant réfléchir à ce qu'ils allaient lui dire. Rachel fit donc un effort, et attendit le plus patiemment possible, et en silence, ce qui eut des allures de véritable torture. Il lui sembla qu'il s'était écoulé des heures lorsqu'enfin, Allan se décida à parler, demandant à l'autre mutant si cela le dérangeait s'il commençait. Jared ayant fait signe que cela lui était indifférent, l'aveugle vida son verre et posa son regard sur Rachel, prêt à commencer sa tirade. La jeune fille préférait aussi que ce soit lui qui parlait ; l'autre serait tout aussi perspicace, mais beaucoup plus direct et brutal, moins apte à trouver les mots que son compatriote. Elle estimait qu'elle avait quand même le droit d'être un peu ménagée. Tandis qu'elle attendit qu'Allan rende son verdict, elle sentait son coeur tambouriner dans sa poitrine, tandis que les couleurs refluaient de son visage, rendu pour une fois très pâle et non écarlate comme à son habitude.

Allan prit la parole de sa voix calme habituelle, avec un air sérieux qui lui fit tout d'abord craindre le pire, mais il dit que l'état de Rachel n'était pas irrémédiable. Cette entrée en matière eut le mérite de détendre un peu la jeune fille, qui avait craint qu'on lui annonce qu'ils ne pouvaient rien faire pour elle. Du coin de l'oeil, elle vit Jared acquiescer, les yeux rivés vers le plafond, et retint un soupir de soulagement. Ses muscles se décrispèrent, et elle desserra l'étreinte de ses mains. Ils allaient pouvoir l'aider ; elle n'était pas condamnée à subir cela toute sa vie. Rien que ça, servait à lui redonner confiance et espoir. Le sérieux d'Allan ne devait être là que pour montrer qu'il prenait son problème à coeur et ne traitait à la légère, ce dont elle lui était très reconnaissante.

Le vieux mutant continua, résumant tout ce que Rachel avait dit depuis le début à propos de son pouvoir. Il avait parfaitement saisi ce qu'elle avait dit, aussi resta-t-elle silencieuse, se contentant d'acquiescer, n'ayant rien à redire. Il fit une tentative pour mettre un nom sur le pouvoir de la jeune fille, et le mot tomba : altération de la réalité. Cela convenait parfaitement, mais n'avait rien de très rassurant. Cela signifiait en gros, qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait autour d'elle, en distordant les évènements ? Rachel sentait venir le truc velu à maîtriser. Jared semblait d'accord avec la définition d'Allan, et passablement intéressé aussi. De son côté, la jeune fille pensait qu'elle allait avoir du pain sur la planche si elle cherchait à maîtriser un truc pareil. Si seulement elle avait pu hérité d'un pouvoir inoffensif comme celui de Sven ! Ou pas de pouvoir du tout d'ailleurs. Mais il fallait faire avec, et elle était déterminée à le rendre aussi maîtrisable que possible.

Allan continua de résumer les paroles de la jeune fille, approuvé en silence par cette dernière qui ne trouvait rien à y redire. Le vieux mutant lui dit que la seule façon de maîtriser son pouvoir, c'est-à-dire d'en contrôler l'apparition et les effets, était de le pratiquer jusqu'à y arriver. Rachel s'en doutait, bien que l'idée la terrorisait ; son grand-père par procuration proposa alors d'utiliser le terrain boisé derrière le bar, là où elle ne risquait de blesser personne. Cette idée enthousiasma la jeune fille, qui hocha vigoureusement la tête.

- Oh, oui, bonne idée Allan ! Je suis partante quand vous voulez, monsieur Jared.

Réalisant que le mutant n'avait sans doute par que ça à faire, elle rougit violemment et baissa la tête, honteuse de donner l'impression de se l'accaparer. Enfin, elle était contente qu'il l'aide ; au moins, c'était une personne qu'elle était sûre de ne pas blesser. Son pouvoir n'était pas suffisamment puissant pour forcer l'Armure Souple, elle en était persuadée.

Jared prit le relais une fois qu'Allan ait terminé, approuvant toutes les paroles du vieux mutant. Lorsqu'il dit que Rachel y arriverait parce qu'elle était comme sa mère, cette dernière rosit de plaisir. Au delà de l'amour qu'elle vouait à Flavia, la jeune fille l'admirait énormément, et savait que Jared la respectait aussi. Être à la hauteur de cette comparaison lui parut indispensable.

Jared lui demanda ensuite de décrire les effets qu'elle ressentait lorsqu'elle activait son pouvoir. Rachel baissa les yeux, essayant de trouver une réponse cohérente, mais aussi passablement gênée. Elle trouvait cette question... étrangement intime, comme s'il lui avait demandé de décrire quelque chose de très personnel. Enfin, il fallait qu'elle essaye de répondre. Ce n'était pas aussi simple que cela en avait l'air.

- Hé bien... Ca se déclenche souvent quand je ne m'y attends pas, alors c'est difficile à dire. Je dirais que je sens comme... une sorte de puissance en moi, qui se répand tout autour comme une onde invisible. C'est très bizarre... J'ai du mal à expliquer plus précisément.

Elle n'arrivait pas à trouver de mots plus appropriés. Honteuse, elle décrocha un regard pitoyable aux deux mutants.

- Désolée, je ne vous aide pas beaucoup... Mais ce n'est pas du tout une sensation désagréable. Enfin, je crois.

Ce qui était désagréable, c'était l'idée que son don allait s'activer, et risquer ainsi de provoquer des catastrophes. Mais la sensation en elle-même était plutôt... positive. Comme une puissance qui explosait, jaillissant de cellules en cellules pour se répandre dans tous ses organes, avant de s'extraire de son corps. Incapable de s'étendre plus sur le sujet, elle décida de passer à la deuxième question.

Trouver des exemples ne fut pas le plus dur. Rachel en avait quelques uns en mémoire, qu'elle s'empressa de narrer, bien que gênée de raconter ces évènements.

- La fois où on a découvert mes pouvoirs, c'est quand maman m'a renversé le gratin dauphinois dessus. Elle le sortait du four lorsqu'elle a trébuché sur la canne d'Allan. J'aurai dû tout prendre sur moi, mais le plat s'est décalé et la nourriture s'est divisée dans les airs et tout est tombé autour de moi, sans me toucher. A l'époque on ne savait pas bien à quoi c'était dû, mais c'était forcément moi qui l'avais fait. C'est un peu comme quand j'ai dévié les balles la dernière fois.

Il fallait choisir des exemples d'activation différentes de son pouvoir, sinon cela ne servirait à rien. Les choses qui l'évitent, cela arrivait souvent en fait, et était peut-être la manifestation la plus habituelle de son don. Mais loin d'être la seule.

- Ca peut paraître anodin, mais le judebox passe systématiquement la chanson que j'ai envie d'écouter à ce moment précis. Je croyais que c'était du hasard, mais ça se reproduit à chaque fois, et vu la longueur de la playlist, cela ne peut pas être une coïncidence. Dans le même ordre d'idée... Elle rougit, un peu honteuse de l'avouer. je tombe tout le temps sur mes sujets de prédilection aux examens... Ceux qui m'intéressent le plus et que j'ai le mieux révisé. A chaque fois.

Elle fit une pause, cherchant d'autres idées.

- En fait, j'ai du mal à discerner ce qui vient de mon pouvoir et ce qui est de la simple coïncidence. Parfois je ne me rends même pas compte qu'il s'est activé. Mais je ne peux pas nier que je suis souvent favorisée par le sort, et que ça vient sans doute de là.

Elle s'agita sur sa chaise et leva les yeux vers Jared, soutenant avec peine son regard intimidant.

- Désolée, je ne vois rien d'autre, mais si cela ne suffit pas, je peux encore réfléchir...

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